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lundi 12 avril 2010

Maria Gabriela Llansol.


Journaux, romans, réflexions poétiques, essais sur le langage, poésie…Le travail d’écriture de M.G.Llansol est inclassable ! C’est une œuvre étrange et fascinante qui ne laisse pas le lecteur indemne.

Née en 1931, morte en en 2008 au Portugal, elle a toujours écrit « dans les marges de la langue » (la langue portugaise qu’elle va vivre en exil, en Belgique, entre 1965 et 1984) et en dehors de la littérature, assimilant à son propre texte un univers d’écrivains de sa « lignée » : poètes, philosophes, mystiques dont Camoens, Hölderlin, Pessoa, Musil, mais aussi Bach…

Très marquée par la lecture de Spinoza, elle refuse les modèles usés du roman réaliste ainsi que le récit psychologique et subjectif.

Mais que nous dit cette œuvre ? Comment le dit-elle ? Quelles histoires fait-elle naître en nous ? En quoi est-elle inclassable ?

C’est une œuvre « mosaïque ». Un maillage de textes, un entrelacement (pas un éclatement !) un tissage d’éléments divers qui, ensemble, forment le texte. Qui est le narrateur ou la narratrice ? Nous sommes dans « l’espace Llansol ». Ce n’est ni elle, ni quelqu’un d’autre qui parle. C’est « l’écrivante » qui se laisse traverser par le texte, femme ou homme, les deux à la suite l’un de l’autre.

« Ecrire » dit-elle. Entrer dans le magnifique travail d’exister. Il y a chez M.G. Llansol persévérance du désir informulé de l’art depuis l’enfance. Elle écrit de cette mémoire du corps dont elle multiplie les présences (« je me réfère à la mémoire et non au sexe malgré leur indéniable ressemblance »). Les présences sont aussi des images, des visions, moments paroxystiques où le texte s’érotise dans la jouissance de l’écrivain visionnaire.

Tous ces personnages/narrateurs sont elle-même et les autres - qu’elle est- qu’elle fut - qu’elle devient - ainsi que tous ces « autres » qui cohabitent dans sa pensée. Elle parle depuis le souvenir d’avant la parole, avant la conscience du sexe jusqu’à la connaissance des mots liés au corps. C’est une lecture de la substance du corps après l’Eden, qui est oubli. Tous ces autres et même le chien Jade « demandent à l’écriture de ne pas les perdre de mémoire ».

M.G.Llansol nous donne la conscience d’exister en tant que lecteur : legent dit-elle. Le texte nous fait naître, il est pré-texte. Ecrivant et legent jouent avec la chose du texte (ou du récit). Etre lecteur de Llansol est une expérience unique. Il faut laisser tomber les certitudes et surtout les attentes. Ne pas attendre une connaissance nouvelle, le ronron de conte qui endort… Il y a une sensation d’obscurité à la première lecture. Puis très vite, dans une sorte d’envoûtement, le texte s’éclaire d’une clarté lunaire presque onirique (mais rien à voir avec le surréalisme !). Quelque chose est dit qui nous concerne, qui nous ouvre des portes. Il y a comme une re-connaissance d’un lieu, d’une origine oubliée. Nous sommes réveillés par ce projet : « inventer une langue terrienne pour l’Etoile polaire » : une langue faite de mots simples pour dire l’indicible, le mysticisme, la spiritualité.

Si elle n’écrit pas de romans (d’histoires) c’est sans doute parce que le temps existe en périodes discontinues : temps divers des activités quotidiennes, des pensées simultanées, des apparitions - de ce qu’elle appelle « scènesfulgeurs ».

Ce qui se mêle, se tisse, de ces univers de pensées elle fait la matière du texte. Et c’est en cela qu’elle est poète, dans « la fabrique » du discontinu pour reprendre les catégories de Jean-Paul Goux.

Le texte lui-même est considéré comme autonome : il pense, il parle – délivré de son auteur, de son scripteur – il accède à la liberté, à l’individuation. « La voix étrange qui m’écrit » dit-elle.

Elle écrit sur une ligne de sens (dans la lignée des penseurs qu’elle convoque) et s’inscrit dans cette lignée qui est mouvement de l’être, corps et pensées ( on pourrait dire corps et âme). Elle est entièrement ce corps qui pense (corps de sensibilité, de sensualité et d’intellect) dans un dialogue incessant entre réalité et rêveries (rêve aussi) n’hésitant pas à faire se rencontrer Pessoa et Bach, réfléchissant sur l’influence que Copernic aurait pu avoir sur Camoens.

Fantasmes et expériences se fondent dans la pensée de l’ensemble : « j’étends une couverture au crochet, que je dois réparer sur mes genoux , j’étends un voile épais, j’étends le testament d’Isabeau par où passe la mante dans ses limites ». (Dans le journal, « Un faucon au poing », allusion au livre : «  les Errances du mal » qu’elle est en train d’écrire).

« Ecrire est le double de vivre ».

Il faudrait noter aussi la forme du texte, son apparence visuelle avec ses blancs, ses longs tirets, ses allers et retours de lignes. Les matériaux de la langue fonctionnent comme pour un plasticien ses papiers et ses couleurs. Ces collages, ce tout matière est le « champ inondé de la langue ».

Énoncer l’originalité de cette écriture n’est rien à côté du bouleversement qu’elle opère en nous. Sans que nous le sachions immédiatement. Cette lecture est une aventure qui nous transforme, nous inquiète et nous enchante.

Travail du rêve, de l’inconscient , les livres de Maria Gabriela Llansol comme « modalité de notre être ».

Notons pour terminer ce que dit Eduardo Lourenço dans un entretien accordé à la revue Lire en septembre 2008 : « Llansol sera le prochain grand mythe littéraire portugais, qui aura pour parallèle le mythe de Pessoa ».

Luce Guilbaud 2010

texte pour la présentation de Llansol à La Maison Gueffier, à La Roche-sur-Yon, par Luce Guilbaud et Cristina Isabel de Melo