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jeudi 10 mai 2012



 Coeur sans frein
Astrid Cabral


«Un pied sur terre, l’autre sur la lune»*

Astrid Cabral est née en 1936, à Manaus, ville de légende au coeur de l’Amazonie.
Jusqu’à son départ pour Rio, à 18 ans, la jeune Astrid grandit entre les livres, la nature excessive des tropiques, et l’absence (elle perd son père bien aimé à l’âge de quatre ans).
Le regard qu’elle porte, qu’elle portera sur le monde se nourrira à la confluence de ces trois sources.
L’absence, une quête incessante, un imaginaire toujours en activité, une réalité, « Le soir, avant de se coucher, elle va chercher, entre ombres et branches des manguiers, le fan­tôme de son père, un capitaine de mer, qu’elle ne parvient jamais à retrouver. *»
Les livres, source de gourmandise, de plaisir infini, enrichissent l’imaginaire et procurent l’évasion, la joie perdue.
La nature régénère la confiance dans les forces de vie, instinctives, inconscientes, d’un temps d’avant-la-raison. Sans barrage, le lien archaïque à la nature remonte le fleuve antérieur à la naissance permettant une fusion sans culpabilité.
A Rio de Janeiro, la jeune femme rencontre « son grand amour »* le poète Afonso Felix de Sousa. De cette union naîtront cinq enfants.
En 1963 elle publie son premier livre, écrit avant son mariage, dans lequel elle raconte des histoires sur le monde vert des jardins de son enfance. Le second, en 1979.
Femme écrivain, partagée entre les besoins extérieurs du quotidien et ceux intérieurs nécessaires à la création, elle connaît des élans contradictoires qui la font se sentir une femme coupée en deux « et ce n’était pas un numéro de cirque où l’illusion héroïque durait simplement quelques minutes...Un pied sur terre, l’autre sur lune...
Je lave linge et vaisselle/ le regard à la recherche d’étoiles//Je veux l’eau qui ne coule pas du robinet/ le feu qui ne sort pas de la cuisinière/. »*
Du danger de perdre sa vie dans la vie, l’écriture la sauve.
Coeur sans frein, suite de poèmes assemblés par elle-même est le premier long recueil d’Astrid Cabral, traduit du portugais en français. Poèmes correspondant à différentes époques, ils ont en commun une profonde immédiateté qui s’enracine dans le vécu quotidien. Celle procédant d’un coeur aux senti­ments vifs , d’une prise de conscience de l’expérience unique que fait la femme de ce que l’on appelle « réalité intérieure ».
Explorer les arcanes du coeur ne saurait se faire en faisant l’économie de son corps. Comme il est nécessaire de pouvoir endosser d’autres JE que le sien. Le tout, sans façon. Il suffit de la suivre…dans Le Feu, Ce jardin secret, Désastres d’amour, Cécité, Voiles paralytiques, Le don d’amour, Le bon ange et autres poèmes... où la femme nous fait part de son expérience quotidienne de l’intérieur. De ce conflit qui la coupe en deux quand son corps ne lui appartient plus, dominé par la raison, les raisons.
Avec la matière, le périssable, la nature, les éléments, Astrid Cabral revendique le territoire du corps jusqu’à la folie, coupe-moi la tête ! Cri brutal, primitif, rêve et fantasme il est l’expression de la foi en la permance des forces animales. En une autre réalité, une vérité où la perte et le don sont indissociables , comme ils le sont dans l’amour véritable. Seul capable d’emporter les amants au-delà de leurs limites, de leur opposition. De les rendre complémentaires, tout en maintenant la tension indispensable à la jouissance.
Pour la plupart les poèmes sont écrits d’un seul trait et ra­rement retravaillés. A ceux qui s’en étonnent, elle répond préférer l’humain à la perfection. Son instinct, cette force qui la lie à la nature lui étant indispensable.

Coeur immense mer à battre
contre le quai de la poitrine:
aimer aimer aimer
Le portugais ancien disait mieux
en son archaïque féminin:
a mar baixa-mar preamar.

Ce poème, mieux que n’importe quelle explication témoigne du mouvement dont est épris le poète, celui de la langue, par et dans laquelle il se prolonge. L’Eros féminin y chante sans complexe, sans voile, sans aucune mise en scène, son désir éperdu.
Astrid Cabral, qui parle le français couramment, a traduit librement ses poèmes dans l’élan qui lui est propre et ce n’est qu’ensuite que nous avons ensemble relu sa traduction. Inutile d’insister sur les trahisons inhérentes à toute traduction, mais dans ce cas présent faire part de la joie, voire de la jubilation que l’auteure a tiré de cet exercice périlleux.
Seule à bord, elle n’a pas hésité à franchir la frontière entre une langue et une autre. et ce d’autant plus que c’était pour elle la possibilité d’une réécriture, dans l’autre langue.

* toutes les citations sont tirées du texte autobiographique d’Astrid Cabral
«Un pied sur terre, l’autre sur la lune

S.P (note d’éditrice)

                                             O anjo bom

                                 Entre montanhas de roupas
                                 e colinas-pilhas de louça
                                afogava-se nas águas
                                de pias, tanques, baldes
                                e mágoas represadas.
                               E perseguia a poeira
                               e a fome num desvelo
                              que era novelo sem fim
                             desenrolando-lhe os dias.
                             Onipresente, mas tão muda
                             que se fazia invisível,
                             era o anjo bom do lar
                            -- exilada sem asas –
                            no chão do seu inferno.

                                      Le bon ange

                          Sous les monts de linge
                          et de vaisselles entassées
                          elle se noyait dans les eaux
                          d’éviers, lavoirs, seaux
                          eaux du ressentiment.
                          Elle poursuivait
                          la poussière et la faim
                          avec la pelote de son zèle
                          se dévidant sans fin.
                          Omniprésente et si muette
                          qu’elle en devenait invisible.
                          Elle était le bon ange du foyer
                          -- exilée et sans ailes‒
                          au rez-de-chaussée de son enfer.